Encore une collaboration entre une superstar et une marque de sneakers ? Oui. Mais pas tout à fait. Sur le papier, l’équation est connue : Bad Bunny, poids lourd de la scène latine, et adidas, géant à trois bandes, relancent une silhouette culte, la adidas Gazelle Indoor, avec quelques détournements bien sentis. Résultat : files d’attente numériques, commentaires en rafale, hype immédiate.
Mais une fois la poussière retombée, une question demeure : s’agit-il d’un vrai tournant culturel ou simplement d’un énième coup marketing bien ficelé ?
Dans cet article, j’analyse ce que cette collaboration dit ou ne dit pas de notre époque, de la sneaker culture, et de l’ambition réelle du Trefoil. Hype passagère ou ancrage durable ? Voyons ce qu’il y a vraiment sous la semelle de cette Bad Bunny x adidas Gazelle.
La rencontre entre Adi Dassler et Bad Bunny : un saut spatio-temporel improbable
D’un côté, Adi Dassler, cordonnier bavarois, passionné de sport, soucieux du geste juste et de la performance durable. De l’autre, Benito Antonio Martínez Ocasio, figure du reggaeton mondial, né dans le tumulte d’un Porto Rico où les terrains de basket côtoient les sonos de rue. Deux trajectoires, deux langages. Mais une même obsession : faire des chaussures qui racontent quelque chose. Cette Gazelle Indoor est, à sa manière, une conversation. Improbable mais féconde. Comme si le fondateur d’adidas échangeait avec un artiste du XXIe siècle sur ce que porter une paire veut vraiment dire aujourd’hui.
San Juan d’abord, Benito ensuite : une chronologie qui compte
La première à sortir, c’est la Bad Bunny x adidas Gazelle San Juan, en juin 2024. Cuir lisse, suède doux, teintes bleu ciel inspirées des murs délavés de la vieille ville. Une semelle gomme vient l’ancrer dans le réel. Ce n’est pas une réinvention totale. C’est une translation subtile. Une ville transformée en sneaker. La Benito, sortie en septembre 2024, reprend la même structure que la San Juan, mais joue sur une palette plus neutre. On retrouve une base en cuir blanc, des empiècements en daim blanc cassé, et des détails noirs, notamment les trois bandes. Le contraste est net, mais sans agressivité. Cette version semble chercher l’équilibre, là où la San Juan explorait la couleur et la saturation.
Le design : tout semble à sa place, mais dans le désordre
Le design bouscule sans provocation gratuite : double languette, étiquette de taille sur le talon, toe box en T déformée déconstruit… Tout semble à sa place, mais dans le désordre. Comme un appartement encore habité, avec les coussins un peu de travers, les livres ouverts sur la table basse. Et c’est peut-être ça, la vraie réussite de cette collab : une imperfection maîtrisée qui sonne juste. Il y a ici une forme de refus du produit figé, prêt-à-porter. On dirait une paire encore en mouvement, pas tout à fait terminée. Comme si Bad Bunny refusait de livrer une « sneaker parfaite » et préférait proposer une version ouverte, adaptable, humaine.
Porto Rico dans chaque couture
Ce qui rend cette collaboration plus dense que d’autres, c’est ce que Benito injecte de ses origines. Ce n’est pas une célébration naïve. C’est un travail de fond. Les futurs coloris de la Bad Bunny x adidas Gazelle Indoor City Series (El Yunque, Santurce, Cabo Rojo) évoquent des lieux bien réels, profondément ancrés dans la mémoire collective portoricaine. El Yunque, c’est la jungle. Santurce, le cœur artistique. Cabo Rojo, l’extrême sud-ouest, les falaises rouges et la mer sans fin. Ce ne sont pas des noms plaqués. Ce sont des morceaux de territoire cousus sur des sneakers. Et ça change tout.
Comparaison Bad Bunny vs Wales Bonner et Sporty & Rich
On pense à Wales Bonner, qui revisite les archives adidas (notamment la adidas Samba) avec rigueur savante, entre vestiaire panafricain et sportswear rétro. On pense à Sporty & Rich, qui injecte une vision lifestyle, minimaliste, chic et sans bavure qui fleure bon le brunch post-yoga. Ces deux labels proposent des collabs cohérentes, léchées, sans débordement. Bad Bunny, lui, fait autre chose. Il casse les cadres sans chercher à les remplacer. Il ne reconstruit pas l’histoire adidas, il la déplace en semant le désordre dans les repères. Là où Bonner raconte la diaspora, Benito revendique l’île. Là où Sporty & Rich fantasme un club de sport californien, Bad Bunny évoque une ruelle de San Juan, une fête de quartier, une radio portative. Pas d’élégance rétro, pas de luxe feutré. Il y a de la poussière, de la sueur, des trottoirs. Et une voix, la sienne, qui dit : je suis né ici, et j’y reviens, paire aux pieds.
Une réception mitigée mais féconde
La presse comme GQ salue l’originalité, apprécie le projet. Mais du côté des forums, la réaction est plus tiède. “Pas ma came”, “étrange à porter”, “trop chargée”. Et c’est bien là l’intérêt : cette paire dérange les habitudes, elle ne rentre pas dans les grilles habituelles du joli, du bankable. Elle crée du frottement. Elle oblige à choisir. Elle déclenche des avis, pas des likes mécaniques. Et c’est peut-être le signe qu’elle fonctionne, même à contre-courant.
Ce qu’elle dit, en creux
La adidas Gazelle Indoor x Bad Bunny ne cherche pas la lumière. Elle n’essaie pas de devenir iconique. Elle vit sa propre vie, un peu de travers, un peu bancale. Et dans ce déséquilibre assumé, elle pose une question que peu de sneakers osent formuler : jusqu’où peut-on aller quand on porte ses racines aux pieds ? Cette paire ne changera pas l’histoire d’adidas, mais elle en réécrit un fragment. Et pour ceux qui savent lire entre les lignes, ou entre les coutures, elle a déjà sa place dans le grand album de la sneaker culture contemporaine.
Photo de la couverture : @kronickstyle