En 2021, un simple fichier JPEG pouvait se vendre plus cher qu’une Jordan 1 OG. L’ère était à la spéculation digitale, et tout le monde, y compris Nike, voulait sa part du gâteau NFT. Trois ans plus tard, l’addition est salée : Nike RTFKT, fleuron du métavers racheté à prix d’or, a été discrètement liquidé par la marque au Swoosh. Les promesses d’objets virtuels uniques, de baskets qu’on ne porte que dans un jeu vidéo ou sur Instagram, se sont évaporées. Mais au fond, que reste-t-il de cette bulle numérique dans la sneaker culture ? Et surtout, qu’est-ce que ce fiasco dit de notre époque ?
Un rêve en pixels
RTFKT, c’était l’enfant prodige du web3. Un studio visionnaire qui fusionnait sneakers, gaming et culture crypto. En décembre 2021, Nike l’achète, séduite par la promesse d’un avenir digital où les « drops » se feraient dans le métavers et où chaque NFT serait un graal à collectionner. Sur le papier, l’idée avait de quoi faire frissonner les nerds du streetwear : des Air Force 1 que l’on pourrait porter sur Roblox, des collaborations exclusives sans contrainte de logistique physique. Un nouvel eldorado.
Sauf que voilà. Le hype cycle, cette fameuse courbe de Gartner, a encore frappé. Après le pic des attentes démesurées, la réalité a rattrapé tout le monde. Les NFTs de RTFKT se sont révélés aussi volatils que le marché crypto. Le marketing ne suffisait plus. La majorité des sneakerheads ne voyaient pas l’intérêt de dépenser 300 dollars pour une paire qu’ils ne pourraient jamais lacer. Et ceux qui avaient joué le jeu, espérant gains ou reconnaissance, se retrouvent aujourd’hui floués, en plein « rug pull ».
La sneaker est un objet. Physique. Sensoriel.
Nike a peut-être oublié ce détail fondamental. Depuis toujours, la sneaker vit dans le monde réel. Elle s’use, se personnalise. Elle est portée à l’école, dans le métro, sur le bitume. Elle a une odeur, un poids, une texture. Elle n’est pas une ligne de code.
Ce n’est pas un hasard si les plus grandes success stories de la sneaker culture sont enracinées dans le tangible : les playgrounds new-yorkais, les clips de Run DMC, les shootings de Spike Lee. Même les paires les plus loufoques de Jeremy Scott chez adidas ou les concepts absurdes de MSCHF restent des objets concrets, que l’on peut prendre en main, exposer ou revendre. À l’inverse, l’immatérialité de RTFKT a creusé un vide entre la marque et ses fans. On ne tombe pas amoureux d’un NFT.
L’effet générationnel mal interprété
On pourrait croire que les Gen Z et Gen Alpha sont nés dans le numérique, donc plus enclins à adopter ces innovations. Erreur. Ces générations sont surtout sursollicitées, suréquipées, et plus lucides que ce qu’on pense. Le cool, aujourd’hui, ce n’est pas le dernier NFT fluo en 3D. C’est une Air Max 95 OG, une Salomon ACS Pro portée avec du vintage, ou une adidas Samba bien usée. L’esthétique du réel reprend le dessus.
Les ados scrollent sur TikTok, oui. Mais ils veulent aussi ressentir. Se prendre en photo avec leur paire, la flasher IRL, raconter son histoire. Le numérique pur, sans ancrage dans la matière, c’est une hype sans colonne vertébrale. Et Nike, malgré son flair marketing légendaire, s’est fait piéger comme un amateur par l’illusion technologique.
Quand l’innovation devient un prétexte
Nike RTFKT n’est pas qu’un échec financier ou juridique, c’est aussi un cas d’école sur les dérives de l’innovation de façade. Dans une période où les actionnaires veulent du ROI et les consommateurs de l’authenticité, RTFKT était une tentative de storytelling sans substance. Un vernis high-tech sur une stratégie floue. Comme si on te vendait une Air Jordan 1 Off-White… sans la paire.
Ce n’est pas la première fois que Nike s’égare : on pourrait citer la FuelBand, ou plus récemment certaines tentatives d’automatisation ratées. Mais avec RTFKT, c’est différent. Car au-delà du flop, il y a une trahison symbolique : celle de l’idéal communautaire. Les collectionneurs ont été courtisés, instrumentalisés, puis laissés sur le bord du chemin. Le procès en cours n’est pas juste une affaire de millions. Il parle de confiance brisée.
Alors, que faire de cet échec ?
Faut-il pour autant enterrer toute innovation digitale dans le sneaker game ? Non. Le numérique a sa place, mais comme un outil, pas comme une finalité. Le SNKRS App, les raffles en ligne, les archives interactives : tout cela a enrichi l’expérience sneaker. Mais la culture, elle, se construit dans la rue, au pied, et pas dans un wallet crypto.
Pour nous, sneakerheads, cette histoire est une piqûre de rappel. La prochaine fois qu’un projet nous vendra “l’avenir de la sneaker”, posons-nous les bonnes questions. Est-ce que ça a du sens ? Est-ce que ça crée du lien ? Est-ce que ça fait vibrer, pour de vrai ?
Parce qu’au fond, une paire de sneakers, ce n’est pas un investissement. C’est une émotion. Une histoire qu’on porte à ses pieds. Et ça, aucun métavers ne pourra le coder.
Photos : @darrellgraphy
Source : Fashion Network