Difficile de faire plus sobre que JJJJound, et pourtant, c’est justement cette retenue qui fait toute sa force. À l’heure où la mode court après les likes et les collections capsules, le label de Justin Saunders incarne une forme rare de constance. Du beige, du gris, du navy, une typographie furtive… et une aura presque mystique. Car ce minimalisme léché, loin d’être froid, fédère une communauté ultra fidèle, parfois à la limite de la ferveur sectaire. Que la paire soit réussie ou un peu fade, qu’importe : si c’est estampillé JJJJound, c’est vénéré.
Cette approche épurée, ancrée dans la durée, rappelle celle d’autres figures du minimalisme de luxe : Jean Touitou avec A.P.C., ou Hiroshi Fujiwara avec Fragment Design. Tous deux ont bâti leur réputation sur une vision du style intemporel, loin des tendances fugaces. Mais JJJJound pousse ce concept encore plus loin, jusqu’à transformer chaque collaboration en événement quasi spirituel.
Pourtant, ce modèle n’est pas exempt de limites. À titre personnel, je reste un peu dubitatif face à cette stratégie de dispersion. Collaborer avec Reebok, puis New Balance, puis adidas Originals, puis Salomon, puis Vans… Le fil conducteur finit par s’effilocher. Contrairement à Supreme, Sacai, Off-White ou Aimé Leon Dore, qui ont su cultiver une relation exclusive avec une marque forte (Nike ou New Balance), JJJJound donne parfois l’impression d’appliquer la même recette à tout le monde, au risque de perdre en fraîcheur.
Et c’est là que la vraie question se pose : le modèle JJJJound est-il taillé pour durer ? Le culte dont bénéficie le label aujourd’hui tiendra-t-il encore dans dix ans ? Ou bien sera-t-il balayé par une nouvelle génération, prête à réinventer le minimalisme avec un regard plus actuel, plus audacieux ? Autant de pistes que nous allons explorer dans ce dossier.
@kivijarvi
1. JJJJound, d’un Tumblr obscur à label culte : retour aux racines
JJJJound est un studio de design lancé en 2006 à Montréal par Justin Saunders. À l’origine, c’était juste un mood board en ligne : un collage numérique où chaque image, chaque tonalité terreuse racontait quelque chose d’indescriptiblement zen et inspirant. Comme un album photo idéal que vous aviez envie d’afficher partout. Pendant des années, ce mood board restait confidentiel, jusqu’à ce qu’Instagram vienne propulser ce style aussi discret que magnétique. Mais attention : JJJJound n’est pas une « industry plant ». Ce n’est pas une marque créée par la mode pour générer du buzz. Non, c’est une histoire de passion qui démarre doucement, en 2013, avec des tote bags à petit tirage. Puis, en 2016, un premier partenariat entre en scène, avant des collaborations post‑2018 avec New Balance, Reebok, Bape, Crocs ou Levi’s. Aujourd’hui, chaque pièce est étiquetée “if you know, you know”, subtile et presque secrète.
@baptiste_dbs
2. Origines & identité : ce que le minimalisme raconte
JJJJound, c’est un mood board incarné : des tons neutres, des textures naturelles, des coupes simples mais pensées, coutures raglan, cols doublés, matières françaises. Chaque détail est là pour durer, sans ostentation. On évite les logos façon Supreme, mais on maîtrise l’art de déclencher l’émotion. Une pièce, un souvenir, une sensation. C’est ici qu’entre en jeu la « règle des 3 % » chère à Virgil Abloh : juste assez modifié pour être nouveau, mais jamais au point de briser l’ordre établi. Résultat ? Un sweat-shirt à 210 €, qui, au premier abord, semble banal, mais dont la construction traduit un vrai savoir‑faire doux et raffiné. Est-ce cher ? Oui. Mais on paye l’intention plus que le logo : une fabrication soignée, une identité claire, une clientèle fidèle (“cultuelle” nous dit-on), prête à investir dans la sobriété bien conçue.
@pipijhe
3. Curation émotionnelle : le storytelling comme ADN marketing
JJJJound, ce n’est pas que du textile : c’est un univers émotionnel. En tant qu’ancien mood board, la marque maîtrise le pathos . On vit l’expérience, on la sent. Comme McDo et ses couleurs appétissantes, JJJJound utilise le minimalisme pour susciter des émotions ; une nostalgie douce, presque silencieuse. Le secret ? Créer un lifestyle global, cohérent et désirable : des objets de bureau, des chaussettes, des stylos, tous dans la palette JJJJound. On ne vend pas juste un sweater : on vend un état d’esprit.
4. Collaboration : quand le minimalisme rencontre la sneaker
Dans un univers saturé de collaborations tapageuses et de colorways tape-à-l’œil, JJJJound a choisi le contre-pied absolu : la discrétion. Mais attention, pas une discrétion vide ou timide. Une discrétion pensée, millimétrée, presque arrogante dans son refus d’en faire trop. Et c’est précisément ce minimalisme radical, cette esthétique du « less is more », qui a fait mouche dans l’univers très codifié de la sneaker.
Les collaborations qui symbolisent le mieux cette alchimie sont sans doute les New Balance 992 et 993 JJJJound, ainsi que la très remarquée Asics Gel-Kayano 14. Ces paires sont devenues cultes, non pas grâce à un marketing agressif ou à un storytelling débridé, mais parce qu’elles ont su dégager une forme d’évidence visuelle. On ne les regarde pas pour ce qu’elles claironnent, mais pour ce qu’elles taisent. Un beige parfait. Un mesh bien placé. Une semelle vintage Made in USA.
La New Balance 992 JJJJound, sortie en 2020, a joué un rôle crucial dans la hype autour du label. À elle seule, elle a ravivé la flamme d’un modèle longtemps sous-estimé. Fabriquée aux États-Unis, habillée d’un combo de gris et d’olive délavé, elle a coché toutes les cases : qualité, confort, récite implicite. Idem pour la New Balance 993 JJJJound, dont le look à peine vieilli semblait tout droit sorti du vestiaire d’un architecte new-yorkais ou d’un directeur artistique chez A24.
Avec la Asics Gel-Kayano 14, Justin Saunders a étendu son empire minimaliste au monde du running y2k à consonance industrielle. Encore une fois, on reste dans les tons sourds, blanc cassé, gris acier, noir anthracite. Et encore une fois, la recette fonctionne. Même mécanique de désir. Même sobriété chirurgicale. Même sensation que la paire a toujours existé.
Ce qui distingue ces collaborations, c’est la rencontre entre une esthétique très épurée et un produit de haute qualité. Le « Made in USA » chez New Balance, c’est autant une garantie d’un objet pensé pour durer à la fois dans le temps et dans l’imaginaire collectif. JJJJound n’a pas besoin d’innover à outrance : il lui suffit d’ajuster le curseur de la palette chromatique et d’apposer son nom en police Helvetica pour que la machine s’emballe.
Mais ce succès pose aussi une question : jusqu’où peut-on pousser le minimalisme sans tourner en rond ? Est-ce qu’on célèbre le design… ou juste le logo JJJJound ? L’aura de ces collaborations tient-elle encore à l’objet lui-même, ou à la validation culturelle qu’il incarne ? On commence à deviner les limites de ce modèle dans les chapitres suivants.
@n_28march
6. Pourquoi ça fonctionne ?
Il y a quelque chose de profondément rassurant dans l’univers que Justin Saunders a construit avec JJJJound. Ce n’est pas juste une histoire de tons beige, olive ou gris béton. Ce qui attire, ce qui fidélise, ce qui fascine, c’est une vision du monde matérialisée par des objets soigneusement choisis, sourcés, filtrés, mis en scène. C’est une esthétique qui ne cherche jamais à crier plus fort que les autres. Elle s’insinue, doucement, comme une bande-son lo-fi qu’on laisse tourner en fond et qui finit par habiter tout l’espace. Depuis ses débuts en 2006, JJJJound a cultivé une forme d’élégance discrète, presque passive-agressive, qui parle à ceux qui veulent se distinguer sans se montrer. Ce n’est pas un minimalisme froid ou désincarné, mais un minimalisme émotionnel, chargé de souvenirs d’enfance, de références culturelles ténues, d’une certaine mélancolie numérique. C’est l’art de l’understatement poussé à son paroxysme, où chaque détail, chaque nuance de teinte, chaque texture semble avoir été pesée, pensée, justifiée.
La force de JJJJound, c’est de ne jamais chercher à plaire à tout le monde. Il y a une forme d’élitisme doux dans sa manière de fonctionner : pas de logos qui sautent aux yeux, pas de hype bruyante. Juste des objets, présentés dans leur plus simple appareil, comme pour dire : « Si tu sais, tu sais. » Et ceux qui savent, en général, ne s’en vantent pas. Ce branding quasi-invisible est sans doute la plus grande trouvaille de Saunders. Il fait de l’absence un signe distinctif. Là où d’autres se battent à coups de typographies massives et de collaborations grandiloquentes, lui joue la carte du silence, de la retenue. Et ça fonctionne, car dans un monde saturé de signes, le vide devient un luxe.
JJJJound séduit aussi parce qu’il rassure. Il donne le sentiment d’un retour à l’essentiel, à une forme de stabilité esthétique dans un univers mode en perpétuelle turbulence. Là où beaucoup surfent sur les tendances comme des funambules sur un fil, la marque québécoise plante ses racines dans une terre connue, stable, rassurante. Et ce n’est pas un hasard si ses paires les plus cultes sont souvent celles fabriquées aux États-Unis : il y a une promesse de qualité, de durabilité, de sérieux presque artisanal. Une promesse qui parle à ceux qui veulent consommer moins, mais mieux, même s’ils ne s’y tiennent pas toujours.
Enfin, ce qui fait que ça fonctionne, c’est peut-être tout simplement que JJJJound s’adresse à un public qui ne veut plus qu’on lui explique ce qu’il doit aimer. Un public qui en a assez des drops hystériques, des campagnes omniprésentes, des collabs « x » partout, tout le temps. Ici, on est dans le calme, dans l’autodétermination, dans un goût sûr, lent, enraciné. Et pour beaucoup, c’est ça aujourd’hui, le vrai luxe : ne pas être à la mode, mais être à sa place.
@jakebeau_
7. Une recette qui tourne en rond ? Les limites d’une stratégie tous azimuts
Aussi fascinante soit-elle, l’ascension de JJJJound n’est pas exempte de paradoxes ni de fragilités. À trop vouloir jouer sur tous les tableaux, la marque de Justin Saunders pourrait bien finir par lasser. Sa stratégie de collaborations multiples, parfois simultanées, finit par susciter une question cruciale : peut-on continuer à fasciner en appliquant la même formule à toutes les sauces ? Certes, l’uniformité minimaliste de JJJJound agit comme une signature. Mais cette homogénéité visuelle, lorsqu’elle se décline sur du Asics, du Vans, du Reebok, du New Balance ou encore du Salomon en un laps de temps réduit, donne parfois l’impression d’un copier-coller décliné à l’infini. Ce qui relevait d’un geste artistique subtil finit par ressembler à une mécanique bien huilée et un peu prévisible. Personnellement, j’avoue ne pas être séduit par ce principe de butiner d’une marque à l’autre. Je préfère les partenariats exclusifs, nourris dans la durée, comme ceux de Sacai, Supreme NYC, Off-White ou Joe Freshgoods avec Nike, ou encore Aimé Leon Dore avec New Balance. Ces collaborations-là s’enrichissent avec le temps, créent une identité commune, un storytelling solide. Elles donnent naissance à une vraie grammaire esthétique entre deux entités. JJJJound, en multipliant les liaisons sans engagement, prend le risque d’affaiblir la force de chacune.
Autre écueil : à force de vouloir ne rien dire, JJJJound finit parfois par ne plus rien raconter. Dans un monde saturé d’images et de références, le minimalisme reste une posture forte… tant qu’il est animé par une vision. Or, si cette vision se dilue dans la répétition, dans la collaboration facile, elle peut devenir invisible, voire inaudible. L’aura culte de JJJJound, entretenue par sa rareté, sa discrétion et son exigence, pourrait bien s’éroder si la marque continue à publier des itérations trop similaires à un rythme soutenu. Le risque est réel : que JJJJound devienne une énième marque de « quiet hype », puis soit éclipsée par un nouveau label plus audacieux, plus incisif, plus en phase avec les désirs d’une génération post-streetwear en quête de sens. La mode, même minimaliste, n’échappe pas au cycle des remises en question.
Dans dix ans, parlera-t-on encore de JJJJound avec la même ferveur quasi mystique ? Ou verra-t-on apparaître un autre studio créatif, prêt à réinventer le minimalisme à sa manière moins consensuelle, plus radicale, ou simplement plus fraîche ? En matière de style, l’épure n’est jamais figée. Elle mute, elle évolue. Et le culte du silence peut très vite être remplacé par un besoin de rupture.
Leoneski
Derrière le vide, le vertige ?
JJJJound, c’est un paradoxe en mouvement. Une marque née de l’internet bruyant, mais qui a su imposer un silence stylé dans le vacarme du streetwear. Une vision calibrée de l’esthétique, capable de transformer une paire de sneakers beige en graal absolu. Une philosophie du « moins, c’est mieux », qui parle à toute une génération lassée de l’excès, du branding à l’excès et des tendances fugaces. En ce sens, Justin Saunders a accompli un tour de force : faire du minimalisme un langage universel, fédérateur, presque spirituel. Mais à force de jouer les ascètes du design, le risque de tourner en rond est bien réel. Quand l’identité d’un label repose sur une esthétique aussi sobre et codifiée, le moindre pas de côté peut déranger, et la redite peut fatiguer. D’autant que la multiplication des collaborations, aussi prestigieuses soient-elles, commence à brouiller la ligne éditoriale. À trop vouloir être partout sans se fixer nulle part, JJJJound pourrait perdre ce qui faisait sa force : sa rareté, sa cohérence, sa discrétion signifiante. La question reste donc ouverte : la marque survivra-t-elle à sa propre légende ? Sera-t-elle capable de se réinventer sans se trahir ? Ou finira-t-elle remplacée par une nouvelle voix, capable d’actualiser l’idéal du minimalisme pour une nouvelle génération ?
Le style JJJJound a marqué son époque. Reste à savoir s’il saura dépasser le statut d’icône générationnelle pour devenir un véritable classique. Et ça, seul le temps et peut-être une prise de risque, pourra nous le dire.
Sources : Bobbyagreeen & NoahEW
Photo de la couverture : @n_28march