Histoire de sneaker ou récit d’anticipation ? Peut-être un peu des deux. Il y a des paires qu’on enfile pour marcher. D’autres, pour courir. Et puis il y a la Nike Mars Yard : une sneaker conçue pour fouler la poussière martienne, mais qui s’est installée dans les musées du goût. Depuis 2012, cette silhouette singulière, née de l’esprit bricoleur de Tom Sachs et du savoir-faire de NikeCraft, défie les conventions comme un astronaute en combinaison dans un supermarché. Loin des campagnes sans âme et des collaborations opportunistes, la Nike Mars Yard suit un autre tempo. Celui du travail bien fait, du temps long, de l’itération assumée. Sachs, sculpteur obsessionnel et artisan du détail, le dit lui-même : « La technologie est le vrai prolongement de la tradition. » Tout est là. Dans cette tension fertile entre passé et futur, entre outil et idée, entre usage et concept.
Aujourd’hui, à l’aube de la Nike Mars Yard 3.0 et alors que la Nike Mars Yard 4.0 fait déjà frémir les forums, je prends le temps de revenir sur cette saga unique. A la croisée de l’art, de la science et de la culture sneaker. Une paire hors du temps qui, paradoxalement, raconte mieux que n’importe quelle autre le monde dans lequel on marche.
Une sneaker née dans un atelier, pas dans un laboratoire
Tout commence au sein du studio de Tom Sachs, un espace où l’on passe de la soudure au brief stratégique sans changer de chaussures. Un endroit où l’on vit ses idées avec les mains pleines de poussière de métal et les semelles couvertes de colle. Ici, on ne cherche pas à séduire une audience. On cherche à fabriquer. Créer. Réparer. Alors quand Nike approche Sachs en 2009 pour « customiser une Nike Dunk », il claque la porte avec une proposition improbable : ériger une rampe de skate… en bronze. Quatre millions de dollars. Une folie ? Pas vraiment. Une façon de poser les bases : chez Sachs, rien n’est fait pour paraître. Tout est fait pour servir. Cette posture séduit Mark Parker, alors CEO de Nike, passionné d’art et de sneakers. Leur relation s’installe sur un mode rare : un dialogue d’égal à égal. Chacun amène son monde, son exigence, son obsession. Ce n’est pas une collaboration marketing. C’est un corps-à-corps créatif. À 50/50. Impossible à copier.
NikeCraft : ni running, ni basket. Pour « tout le reste »
La Nike Mars Yard voit donc le jour sous la bannière NikeCraft, division atypique de la marque au Swoosh, dédiée à l’exploration d’usages non-sportifs. Comprenez : pas de stade, pas de piste, pas de parquet. Juste la vraie vie. L’atelier. La rue. Le quotidien.
Pourquoi « Mars Yard » ? Parce que Sachs travaille à l’époque sur des projets artistiques en lien avec la NASA, et plus particulièrement avec le Jet Propulsion Laboratory (JPL). Il rêve d’une paire qui pourrait être portée par un scientifique martien, un technicien du futur. Quelque chose de robuste, d’intelligent, d’humain. La première version de la paire, la Mars Yard 1.0, sort en 2012. Tige en maille beige respirante, empiècements en cuir naturel, touches de rouge inspirées de la combinaison spatiale… et une innovation de taille : le Vectran, matériau utilisé dans les airbags des rovers.
Problème : à force d’être plié, ce Vectran se fissure. Trop rigide. Trop pur. Trop technique. Une erreur ? Oui. Mais surtout une leçon. L’idée n’est pas de produire la chaussure parfaite. L’idée, c’est de concevoir une sneaker qui raconte son usage, ses failles, sa fatigue. Une sneaker vivante.
NikeCraft Mars Yard 1.0 via 1985district
La Nike Mars Yard 2.0 : plus résistante, moins prétentieuse
En 2017, la Nike Mars Yard 2.0 arrive. À première vue, peu de changements. Mais en coulisse, c’est une toute autre histoire. Exit le Vectran. Place au polyester. Moins noble ? Peut-être. Mais plus fiable. Sachs voulait tester du Kevlar, du chanvre, du carbone. Tous trop cassants, trop chers, ou trop capricieux. Le polyester gagne par défaut, mais surtout par bon sens. Dans l’atelier, ce qui compte, c’est que ça tienne. Pas que ça brille. Tom Sachs pousse l’idée plus loin avec un événement étonnant sur Governors Island : pour obtenir la paire, il fallait passer par une série d’épreuves physiques, mentales et créatives. Poncer, visser, assembler, courir. Comme dans son studio. Le message est clair : tu veux ces sneakers ? Alors, travaille pour les mériter.
Nikecraft Mars Yard 2.0 @rom80
La Nike Mars Yard 2.5 : l’usure comme méthode
À l’heure où certains parlent de « deadstock », Sachs parle de « wear testing ». Il ne vend pas des trophées figés, il crée des outils. En 2020, la Nike Mars Yard 2.5 est confiée à une centaine de testeurs. Mission : porter, salir, tordre, casser, renvoyer, réparer, recommencer. L’objectif ? Identifier les faiblesses. Observer les zones de friction. Comprendre les vérités du terrain. Le tout dans un esprit proche de l’ingénierie inversée.
Cette approche tranche avec le monde figé du resell et des paires vitrines. Ici, une couture irrégulière n’est pas une erreur. C’est une signature. Une empreinte. Tom Sachs parle même de kintsugi, l’art japonais de réparer à l’or ce qui a été brisé. Chaque déchirure devient un témoignage. Chaque cicatrice, un acte de création.
NikeCraft Mars Yard 2.5 @wideawakearthquake
La Nike Mars Yard 3.0 : la même… en mieux
La Nike Mars Yard 3.0, prévue pour le mois de septembre 2025, ressemble trait pour trait à la 2.0. Et c’est volontaire. Chez Tom Sachs, la forme suit la fonction, mais refuse l’innovation gratuite. Sous le capot, tout change : matériaux plus respirants, semelle React plus amortie, renforts discrets. Mais l’âme reste intacte. Cette paire ne cherche pas à séduire les vitrines, elle veut être choisie tous les matins. Nike aurait pu la commercialiser en grandes séries. Ils ne l’ont pas fait. Pas par snobisme, mais par cohérence. Une Nike Mars Yard ne se possède pas. Elle se gagne. À la sueur du front, à l’usure du cuir, à la force du poignet.
Et la Nike Mars Yard 4.0 ? Un fantôme qui hante déjà les timelines
La dernière vidéo publiée par Nike en juillet 2025, intitulée “A Brief History of the Mars Yard”, ne montre pas que le passé. Elle esquisse un avenir. Un prototype. Un échantillon. Une silhouette aperçue quelques secondes, comme une promesse suspendue. Certains y voient la Nike Mars Yard 4.0. D’autres, une provocation. Peu importe. La machine est lancée. Et l’idée même de cette future paire suffit à nourrir l’imaginaire collectif. Parce que la Nike Mars Yard, au fond, dépasse la sneaker. Elle incarne une démarche. Un refus du marketing vide. Une volonté d’aller au bout d’une idée, quitte à déplaire. C’est une chaussure qui ne cherche pas à plaire à tout le monde. Et c’est précisément pour ça qu’elle fascine.
Une chaussure faite pour « faire »
Il y a dans la Nike Mars Yard une antithèse de la sneaker actuelle. Là où certaines cherchent l’éclat, elle cherche l’endurance. Là où le marché glorifie le deadstock, elle réclame d’être salie. Là où beaucoup sont pensées pour des vitrines, elle est conçue pour les établis. Cette paire, c’est un outil. Une extension du corps. Une complice. Elle se moque des tendances. Elle suit son propre rythme. Elle est lente, rugueuse, imparfaite et c’est précisément ce qui la rend unique. Elle n’a pas besoin d’un logo voyant ou d’un colorway qui pète à la rétine. Elle se définit par son usage. Par sa sincérité.
Une sneaker conçue pour Mars, mais forgée pour la Terre
Dans un monde où l’on consomme la sneaker comme un tweet, la Nike Mars Yard impose une autre temporalité. Celle de la fabrication, de l’erreur, de la réparation. Elle invite à remettre les mains dans la colle, à marcher plutôt que poster, à vivre la paire plutôt que la stocker. Ironie du sort : la Mars Yard ne mettra jamais le pied sur la planète rouge. Mais elle foule depuis plus d’une décennie le bitume des villes, les allées des galeries, les couloirs des aéroports. Elle appartient à cette poignée de paires qui traversent les époques sans céder à la facilité. Chaque version raconte une histoire. Une tentative. Un échec parfois, mais assumé. Et c’est précisément là que réside sa force. La Nike Mars Yard ne cherche pas à séduire. Elle propose un chemin. À qui veut bien l’emprunter.